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Voyage poétique en Appontages

Le travail de Martine Venturelli avec la compagnie Atelier Recherche Scène (1+1=3) met en résonance l’obscurité naturelle et l’obscurité intérieure. Venue de la musicothérapie et de la poésie, Martine Venturelli s’empare du plateau et de ses moyens scéniques non pour le saturer d’images, mais pour le dépouiller de ses codes afin d’en retrouver l’essence. Plongés dans le noir, les spectateurs perdent toute notion quantitative quant à la dimension du plateau ou au nombre d’acteurs en scène. Seuls les sons se répondent et occupent l’espace. C’est par le son que l’entrée se fait.

Pour « Celui qui ne connaît pas l’oiseau le mange », le texte était réduit à sa plus simple expression : quelques mots. Dans ses créations, les corps non visibles sont néanmoins présents par les sons qu’ils produisent : souffles, bruits de bouche, de glissement et de frottements donnent matière aux corps des acteurs. Seule la qualité vibratoire peut donner une idée ou une perception de l’espace dans toutes ses dimensions. Accompagnée de la musique de Gérard Grisey pour percussion le Noir de l’étoile, et de la Passion selon Saint Mathieu de Bach, l’imagination du spectateur se construit à partir de l’invisible dans le noir.

Pour Appontages, l’enjeu, toujours dans le noir, consiste à traverser l’acte de création, depuis le souffle dans le noir jusqu’à la parole devenue lumière. En scène : des sons, des rythmes, des corps en action, des lumières fugitives, des armoires de souvenirs. Sans que jamais l’attendu ne se produise, la métaphore du phare dans la nuit guide le travail comme il guide depuis la côte, les bateaux dans la tempête. Le souffle, le métal et le minéral, s’ils n’évoquent pas directement le vent, le navire et la falaise - car aucun naturalisme ne le permet -  sont pourtant physiquement présents de manière sonore dans le noir. Le noir n’est pas le « personnage » principal, ce serait plutôt le son, mais il est la condition nécessaire à l’avènement du son : Martine Venturelli propose une « musique pour l’œil ». C’est un travail d’écoute qui est demandé ou proposé au spectateur qui s’embarque dans cette traversée dont les Appontages se font sur la rive des mots en compagnie des poètes Didier Georges Gabily, Georg Büchner, Jean-Pierre Abraham, Maurice Blanchot, Herman Melville et Malcolm Lowry. Le premier quart d’heure du spectacle Appontages, où spectateurs et acteurs sont entièrement plongés dans le noir à l’écoute des sons, on tangue dans un flottement indécisionnel que renforce la puissance créatrice du noir. L’immersion dans le noir produit une amplification sensorielle qui s’accompagne d’une perte de repères spatio-temporels. C’est la condition nécessaire à l’accueil des lumières fugitives et fragiles qui, avec les sons, construisent la partition. L’espace perceptible non plus par les certitudes de la vision, mais par l’impression offerte aux sens s’en trouve transformé. Cette sensation perdure après le spectacle quand le retour à la lumière se fait, en dehors de la salle. La violence réellement physique est malgré tout modifiée par les sensations qui perdurent : le temps se redessine lentement, l’œil se réadapte à la justesse de la réalité encore perturbée par le voyage dans la salle obscure. En sortant de ces spectacles nous sommes encore un certain temps ailleurs. L’expérience immersive du noir produit les effets d’un « voyage » au cours duquel le spectateur est accompagné dans une expérience d’une immense liberté. Le noir est poétique : tout à la fois unique et pluriel, il met en contact de façon aiguë avec l’ici et l’ailleurs, c’est ce que ce théâtre dans le noir, ou plutôt avec le noir fait ressortir.

Pour le comédien, être dans le noir, jouer dans le noir est une situation aussi inédite que pour le spectateur. Si chacun a intégré le noir comme un signal de l’avant et de l’après spectacle, jouer dans le noir, se mouvoir, parler, agir, est une expérience tout à fait différente. Pour les comédiens d’Appontages, la situation provoque de nouvelles réactions et de nouveaux réflexes. En temps ordinaire, l’acteur est « concentré », centré sur soi, mais dans le noir, il est « attentif ». Il décuple des facultés perceptives inédites qui lui donnent d’autres repères que ceux donnés par la vision. Il est davantage à l’écoute comme si, soudainement doté d’antennes, il les mobilisait pour capter l’environnement autrement qu’avec ses sens habituels. Car dans le noir, ce n’est pas seulement la vue qui est perturbée, mais tous les sens également qui sont démultipliés, et certains ne savent plus s’ils jouent les yeux ouverts ou fermés. Le noir exacerbe les sens mais aussi la sensibilité : la moindre mutation émotionnelle de soi et des autres est perçue comme un signal par l’acteur devenu animal nocturne le temps du spectacle. C’est pour les acteurs habitués à jouer dans la lumière, un véritable apprentissage. La lumière qui s’infiltre par interstices est portée par eux, vient d’eux, émane d’eux. La lumière n’éclaire pas, elle dessine des lignes, des points, des courbes, des mouvements tout comme le font les sons et les frottements des matières et des corps.

L’empreinte laissée par le spectacle n’est pas seulement émotionnelle, culturelle ou esthétique, il est aussi physique. Les images, si l’on peut dire, restent imprimées par persistance dans le corps même du spectateur. Ainsi en est-il de l’apparition sur une balançoire de la comédienne qui déchire littéralement l’espace et perce l’obscurité de sa voix venue de nulle part ; ainsi en est-il du ballet des armoires qui flottent dans une brume imaginaire et un plateau de théâtre tout à la fois : peut-être voyons-nous des armoires, peut-être voyons-nous des navires… Il en est ainsi de chaque instant de l’éternité dont Appontages donne un aperçu. Appontage réinvente la naissance du théâtre et de la vie, des limbes à la terre, du chaos à la civilisation, de l’indicible à la parole.

Le travail de Martine Venturelli invente un langage scénique qui se développe en s’emparant de l’obscurité non plus comme d’un support, mais comme composante poétique : le noir se trouve musicalisé et en résonance avec les autres composantes de la scène dont le fonctionnement présente de grandes analogies avec celui du rêve. Dans le noir et avec le noir, un nouvel état perceptif et réceptif se crée à l’unisson de ce que Paul Valéry nomme « l’état poétique » qui s’installe, se développe et se désagrège de manière irrégulière, inconstante, involontaire, et fragile : nous le perdons comme nous l’obtenons, par accident. Appontages est de l’ordre de ce voyage poétique.

Véronique Perruchon
Maître de Conférences à l’Université de Lille en Arts de la scène
février 2015