« APPONTAGES »
par l’Atelier Recherche Scène (1+1=3)
ou Quand l’imagination
permet de regarder la réalité en face.
C’était quelques heures avant que de
voir « APPONTAGES »
ou « et le flot dépassa ma sandale », poème
dramatique
proposé par l’Atelier Recherche Scène (1+1=3) à la Fonderie du Mans,
haut lieu de résidence du Théâtre du Radeau de François Tanguy, que je
m’absorbais dans la lecture d’extraits de « poisson
soluble » de Breton
qui m’étaient tombés du ciel. Je lisais, bien innocemment donc
ceci :
« La
pluie seule est divine, c’est pourquoi quand
les orages secouent sur nous leurs grands parements, nous jettent leur
bourse, nous esquissons un mouvement de révolte qui ne correspond qu'à
un froissement de feuilles dans une forêt. Les grands seigneurs au
jabot de pluie, je les ai vus passer un jour à cheval et c'est moi qui
les ai reçus à la Bonne auberge. Il y a la pluie jaune, dont les
gouttes, larges comme nos chevelures, descendent tout droit dans le feu
qu'elles éteignent, la pluie noire qui ruisselle à nos vitres avec des
complaisances effrayantes, mais n'oublions pas que la pluie seule est
divine. »
Je ne savais à cet instant là (début d’après-midi)
que ce texte allait s’apponter, s’arrimer, au spectacle qu’il me fut
donné de voir. Je ne savais pas alors que j’allais mettre ou bien
plutôt qu’on allait me mettre : les pieds dans l’plat ou de
l’eau
au-dessus de mes sandales !
Bref l’« Appontages »
offert par Martine Venturelli
s’accordant aux violons du ciel, c’est à dire au diapason de la pluie
qui tombe… fit en quelque sorte que je n’eus plus à douter de la
divinité de la chose, car plongé dans le spectacle de Martine (excusez
la familiarité) très vite, vous ne doutez pas d’être le jouet d’une
mythologie, d’affabulation et de fantasmagories.
Parler de ce spectacle ou de ce travail : travail et
spectacle deviennent en l’occurrence deux catégories de pensées
réductrices, car la seule et juste mesure de la proposition que l’on
puisse nommer, qualifie de poésie, l’expérience à partager.
En parler suppose donc beaucoup de vanité et
d’humilité. Car la pluie n’appartient qu’à elle… De quoi je me mêle
d’en cracher le morceau.
Donc nous passerons outre nos scrupules et ajouterons un pitoyable
bavardage à un acte qui ouvre sur un silence sidéral.
Passer outre à la sidération d’Appontages. Pas facile, pas évident.
Passons.
Au commencement de ce que nous avons convenu
d’appeler un acte poétique, nous sommes invités à un rituel nocturne,
main tenue dans le noir, de l’oreille s’ouvre l’œil et donc il pleut.
Et déjà les réminiscences vous assaillent, car il pleut où ?
Larmes assaillantes
Il pleut sur Brest, Barbara, la dame
blanche, il pleut sur Nantes, mon
père, la grange au loup, le pic du loup, « les pics
merveilleux de
notre mémoire sont des frémissements » dit Martine,
« j’ai plus de
larmes que d’armes » dit Ida… Assailli suis :
émotion. Breton
enchaîne : « Ce jour de pluie, jour comme tant
d'autres où je suis
seul à garder le troupeau de mes fenêtres au bord d'un précipice sur
lequel est jeté un pont de larmes… » Pluie, pont de larmes
pour
naissance d’une vague. « pleurer longtemps mène toujours
quelque part »
dit René Char. Alors allons-y : pleurons ! Naissance
du dispositif
émotionnel dit « océanique ». Naître de la mer (e)
c’est-à-dire, naître
du poème et du corps qui fait langue.
Le propos (quelle vilaine expression) de Martine Venturelli est
servi
par six acteurs et trices : David
Farjon, Juliette De Massy,
Suzanne
Llabador, François Lanel, Riwana Mer, Sylvain Fontimpe,
avec en prime
la voix de François
Tanguy.
De quelle naissance d’avant ma naissance, je suis le sujet ?
Étais-je au cœur d’une olive ?… De quel
« noyautage » je fus l’objet ? Le noyau
dure…
Intensité
-
-
« …
Ce ne sont même plus des intentions que l’artiste réalise, mes des
intensités anonymes "
Jean-François Lyotard -
"Des dispositifs pulsionnels"
|
L’auteurité
de Martine Venturelli procède
de sa quête d’intensité.
Proposition bien singulière car l’intensité crée la lumière, comme le
suggère Michaux dans « contre » « dans le noir nous
verrons clair, mes
frères. Dans le labyrinthe nous trouverons la voie droite. »
Ici la voix devient voie par son rapport à la vérité.
La voix qui se fait voie, les allemands ont le mot
approprié pour ça, comme le relève Yannick
Butel dans son « Regard
critique » (aux Solitaires Intempestifs) :
« voix qui, lorsque le
philosophe du langage Henri
Meschonnic l’interroge, livre son rapport
étroit à la vérité, puisque la stimme
(la « voix ») fait écho à stimmen
qui signifie « être exact, être vrai ». Yannick Butel
relève ces
observations dans l’appétit qui lui est propre d’être à l’écoute des
œuvres. Critique entendu comme art de l’écoute. Yannick Butel
s’interroge sur les modalités de la présence tant pour l’acteur que
pour le spectateur.
Il est vrai que les acteurs d’Appontages
ne peuvent
l’être que par l’effet d’une présence que l’on peut dire hors
norme !
On y reviendra mais ils sont les acteurs de cet univers que Rainer
Maria Rilke nomme comme « la
puissante mélodie
de l’arrière fond ». Der
Melodie des Hintergrundes. Il oppose l’hinter au
« in ». Quand on sait
comment l’expression « être in » a fait florer dans
nos existences,
bienvenu soit-il d’interroger l’hinter. Bienvenu soit-il qu’Appontages
le fasse et bien entendu, il n’est pas de hasard que cela se fasse au
« radeau ».
Pour revenir à l’intensité et en apprécier la
teneur, disons que l’intensité fait que vous n’avez pas à penser le
spectacle car c’est le spectacle qui vous pense. Le monde sait-il que
j’existe ? Le monde n’a pas la moindre idée de ce que j’existe
mais il
en a le sens. Je fais partie du menu : menu menu… C’est dans
l’intensité de la chose que l’on voit que se réalise l’évidence. Le
paysage me pense.
Ne pas chercher d’explication dans la sphère des
intentions. Le monde fut l’auteur de mes jours : l’infans sait
cela…
Certain même n’en démordent pas et se refusent l’accès au langage.
Comment se tenir là ? Faire retour sur ce « paradis
perdu » qui peut s’estimer un enfer ? Qu’en est-il
vraiment ? « Est-ce
les ténèbres qui nous fondent ? »
questionne Martine. Quelle aventure ?
|
« Et
j'en dirais et j'en dirais
Tant fut
cette vie aventure
Où
l'homme a pris grandeur nature
Sa voix
par-dessus les forêts
Les monts
les mers et les secrets. »
Aragon
|
La poésie et appontages mettent dans nos vies le « des
miracles plein les oreilles » d’Aragon.
« la voix est la
conscience »
Derrida -
"La voix et le phénomène" PUF
|
- « Aventurier
de l’arche perdu » ? C’est rigolo, non ?
Assurément un
beau joueur doit savoir perdre. Assurément l’arche perdue fut de Noé.
L’aventure, les émois et les pensées
qui se trament
avec Appontages sont
loin d’être tristes. Sortilèges certes, exorcismes
néanmoins : amour de la langue… Ne pas fuir les enchantements…
Déposer
ses armes aux vestiaires. Entrer dans le spectacle en état de
dissidence, obéir jusqu’au bout à l’injonction du « contre »
d’Henri
Michaux
« Carcasse, où est
ta
place ici, gêneuse, pisseuse,
pot cassé ?
Poulie gémissante, comme tu vas sentir les cordages tendus des quatre
mondes !
Comme je vais t’écarteler ! » |
Alors évidemment, il faut consentir…
Au démembrement !
Consentir à perdre le membre du haut (tête) comme
celui du bas (queue)… Et découvrir avec stupeur, avec bonheur qu’on
existe encore et même, en jouir !
Faites-vous confiance.
Se donner de la voix. Prendre le risque de faire du
son quitte à faire l’âne. Ne laisser personne être imbécile à votre
place. Ici, je prends la mienne ! Martine
V.
dit : « pour voir il ne
faut pas avoir peur de perdre sa place ».
Seule, la poésie nous accomplit.
Ne
chercher pas ailleurs la liberté et jouissance d’une conscience. Le
travail de Martine
Venturelli nous tend la perche ; Il s’agit là de
la
perche dont on use dans les tournages du cinéma. Qui parle par ma voix…
En écoutant Appontages,
il est advenu qu’elle parla par ma voix et je
me suis inquiété après de savoir qui c’était : quel
acteur ?
C’était une actrice : Juliette
De Massy.
Partant, d’un brouillamini vocal de langue allemande
surgissait le mouvement éclair, une traversée d’espace, tout en excès
de vitesse (une flèche) qui s’épanouissait dans un chant d’opéra…
Plutôt pour être précis dans la voix d’un chant d’opéra.
Ainsi, ai-je pu m’entendre.
Et même, m’aimer.
Baiser… de théâtre comme seul le théâtre
l’auteurise. Mise en bouche. (cf le dessin : celui qui parle
par ma
voix) Me réconcilier ou me consoler de je ne sais quel divorce. Ce
n’est pas vrai… Que je ne sais pas mais comment cela peut-il importer
que je le dise ? Il s’agit de ma vie privée qui trouve avec
certains
spectacles (rares) son écho. Et plus qu’un écho, l’espace politique de
ma dissidence. On y reviendra.
J’aurais donc attendu toute ma vie, de ce pays de
sonorité germanique, qu’elle court vers moi… Moi, je qui ça,
elle ? Le
sais-je ?... Par cœur, oui.
Car s’entr’aimer : c’est combien ?
Il y a cet échange dans le « Fando
et lis » d’Arrabal
ou Fando jure son amour à Lis et cette dernière lui dit
« d’accord, d’accord tu m’aimes mais
combien ? »
AIMER avec pertes et profits, c’est
combien ?
Mon prochain ou mon lointain (la Grèce qui est l’une et l’autre), c’est
combien ?
De toute façon, la vie n’est qu’à perdre, perdrait-on son temps à la
gagner !
Alors la perte ?
Chant.
« J’ai perdu mon Eurydiiiice , rien n’égal ma douleur
… Sort cruuelle …».
Le sort cruel est un sort tilège. Lége de léger. Cruel mais léger. Cela
tient à presque rien. Cela résonne en nous.
Cela n’est pas raisonnable. Folie douce. La mort n’est jamais loin. Le
risque.
« sort cruuu-elle »
Principe de cruauté et de crudité conjoint au cru.
Qui l’eût cru.
Alors la perte ?
Je
crois bienfaisant l’anonymat (et l’intensité qui la permet).
Bienfaisant de prendre le risque de disparaître et suivre la
recommandation d’Anne Dufourmantelle (dans « Éloge
du risque »
Payot/rivages 2014) qui écrit ceci :
« Et si l'on
s'efforçait de « ne pas tenir à soi », de se délester
de
ses propres repères, d'entrer en non-conformité avec soi. Être en
rupture, mais par modification de notre propre chimie interne,
subjective. Descente vertigineuse vers ce lieu où
je ne suis plus « moi
», dissous, confondu à la perception même, espace psychique devenu
nuit, rocher,espace, écho d'un animal au
loin, griffure sur le sol.
Traces de soi, méconnaissables, hachurées, sans traductions possibles.
Et pour cela, se désister de soi (et non se retrouver),
c'est-à-dire
se perdre. » |
Tout le long du spectacle, je fus dans
le va et vient incessant de me
perdre et de ce fait me retrouver. Du coup me revient une histoire
d’enfance (de mon enfance). Je devais avoir une dizaine d’années et,
avec les copains, nous allions dans un parc et y jouions à cache-cache.
C’est en haut d’un sapin, tout en haut que je prie le risque de
grimper. Risque il y avait si fortement établi que j’en puisais la
conviction qu’on ne viendrait pas me chercher là. Là-dessus, je ne
devais pas me tromper. Introuvable, et j’eus jouissance de voir toute
la petite bande vainement en quête de moi. Quel bonheur !
AHAHAH ! Je
riais sous cap dans mon perchoir ! Oui mais voilà, la
lassitude gagna
mes copains et l’heure tardive aidant, je les vis renoncer à me
poursuivre, et donc s’égayer et quitter le parc. Ma déconvenue fut
totale. Se cacher, c’est bien mais c’est pour être trouvé, c’est mieux
et soudain j’étais donc confronté au pire. Bien sûr, j’aurais pu crier…
Impossible ! Inconvenant : c’eût été une trahison.
Trahir quoi ? Je ne
sais mais il fut bien impossible que je me manifeste. Ainsi restai-je
là-haut à ne savoir que faire. Victime de l’imprévisible… Combien de
temps se passa-t-il avant que. Avant que la nuit tombe ? Car
ce fut
seulement à la nuit noire que je pris la décision de descendre.
Descente éminemment périlleuse qui me donner à la fois un sentiment de
peur épouvantable et une forte exaltation d’héroïsme. Arrivée
en bas
sain et sauf, ce fut pour moi un jeu d’enfant que d’escalader la grille
du parc et retrouver mon ordinaire.
Cette histoire, j’y songe aujourd’hui, n’est pas
étrangère à ma passion du théâtre sans que je ne m’inquiète trop d’en
cerner le sens. Comme Appontages,
je ne m’inquiète pas trop de passer
au travers et de m’y perdre. Dans la même page du livre
« le goût
du risque » (page 67), Adam
Philips enfonce
le clou :
|
« …
se perdre est la meilleure défense contre le sentiment
d'être
perdu, en partie parce que nous avons l'impression que le problème est
pour ainsi dire entre nos mains (...) nous nous perdons quand il nous
est insupportable d'être perdus. Nous sommes perdus quand il n'y a pas
d'objet de désir et nous nous employons à nous perdre quand
il y
en a
un. »
Adam PHILIPS - Trois capacités négatives. (L’Olivier) |
Le ravissement du parler d’amour
Citons
le commencement du ravissement. De l’enlèvement. Du rapt.
Comment Didier-Georges
Gabily (force de présence inépuisable !) le dit
dans « l’attaque » de « LA RAVIE »,
|
« Quelquefois on
entend le bruit de la mer parce que
le vent souffle et
derrière, c’est bien le bruit de la mer qu’on entend avec
le roulement
des vagues battant sur les falaises et souvent c’est déjà la nuit.
Paquets de blanc
dans la nuit noire sans un semis d’étoiles sœurs, on
imagine, on peut imaginer le. Mouvement des rouleaux. Serpents.
J’aime
ça. J’aimais. » |
Gabily
prête sa voix à une femme. « On imagine »,
« on peut imaginer le »… On peut aimer. Aimer ça.
Comment j’ai aimé ça, cette histoire que m’a raconté Martine Venturelli.
Parce que aimer une femme (fusse au prix de les aimer toutes), j’aime
ça !
Aveu emprunt de l’ironie nécessaire que l’on doit à la pudeur.
Mais l’histoire qui me fut donnée, relève aussi de
« une chanson
douce que me chantait ma maman » que j’écoutais
en
m’endormant. M’endormir, j’en eu l’hallucination… J’aurais aimer en
avoir le bénéfice : que ce soit la fin du fin. Le
« In fine » de la
chose… L’ininterrompu… Exorciser la peur de mourir telle qu’elle fut
dans la peur de dormir qui parfois…
Contrer la peur et la société du
spectacle… Libérer l’imaginaire
Peur
du noir ? A vrai dire le noir n’existe pas… Le noir
est une
fiction… Non ce qui nous hante, c’est la pénombre et l’indiscernable,
l’entraperçu, l’entrevu, le mal entendu… Tout cela qui fait se
confondre scène primitive et scène de crime. Dans l’arrière fond de
notre conscience, le roman noir de notre vie parfois fait orage et
tempête… L’assassin est derrière le rideau, caché dans l’armoire… On
imagine le pire.
De ce jeu d’imagination, Appontages
ne se prive
pas. De jouer et déjouer. Car, en même tant, que le leurre
s’instaure,
il se voit dégonflé, démystifié Deux paramètres, au moins
,contribuent
à la démystification :
Le premier veut que Martine nous raconte une
histoire et que cette histoire est précise, pensée dans son moindre
détail comme l’exige les histoires (fables, contes et légendes) que
l’on raconte aux enfants. Rien n’est ici improvisé. Au contraire, c’est
pesé et soupesé d’une exigence propre. Le mieux cerné possible. Ce qui
veut dire qu’il n’y a pas lieu de s’égarer et de se perdre. Dans cette
histoire, on doit pouvoir s’y retrouver.
S’y retrouver aussi en se gardant de l’illusion au
profit du simulacre. Dans un récent ouvrage, « Le monde en
détails »
(Édition Seuil) Jean-loup Rivière, qu’il émet l’hypothèse que le
théâtre pourrait être un « lapsus
du monde » précise que plus il voit
l’artifice et plus il voit la chose. « mieux l’illusion est réalisée,
plus je suis sans illusion. Le théâtre est l’endroit où l’on peut
croire sans se faire d’illusions. »
Retenons qu’il faut voir
l’artifice (ce qui écarte naturalisme et réalisme socialiste)
et à cet
aulne, essayons d’apprécier les propositions de Martine V.
Mettre en scène la nature des
choses
Si
un orage éclate c’est – on l’ignore d’abord – que des galets
bondissent et rebondissent sur le sol. Dans un premier temps –ignorant
du procédé – on peut s’apeurer de l’artifice (surtout si on laisse
l’enfant faire retour sur soi) mais en réalité, on ne nous cache rien
des moyens utilisés, en l’occurrence des galets… Et donc l’apaisement
du « ce n’est que cela » vient nous donner quitus de
nos angoisses.
La règle du jeu nous a été donnée d’emblée.
En considération de la première image donnée à voir
que j’appelle les néréides. On voit donc trois femmes, vêtue de
nuisettes blanches rustiques, « tombantes du ciel »
ou imagine-t-on
écume de vagues… Mais quoiqu’on fasse de l’image, elle se produit par
des jeux d’équilibre sur trois chaises. Il est donc bien clair que –
oxymore ou paradoxe – rien ne nous est caché, fusse la trivialité des
choses… En l’occurrence trois chaises. Trois chaises pour que tienne
debout l’intelligence du regard. Pour ouvrir les yeux de l’âme.
A contrario, les trois chaises dans leur triviale
exhibition à la fois, démythifient l’imaginaire et l’embellissent ou
nous sollicitent du simple plaisir d’y croire en dépit de. Voilà un
postulat que, par ailleurs, l’on sait règle d’or du théâtre du Radeau
qui exige un spectateur libre de s’engager ou pas dans la fiction.
Ainsi prend son sens le fait de se pénétrer de quelque chose. D’entrer
dans l’ordre d’une conviction. Or, nous sommes littéralement assommés
de convictions et d’opinions sans pouvoir donner un avis quelconque.
Décervelage par saturation, y compris de débats ! Saturés de
démocratie et privé de mémoire !
Considérations politiques
À
l’opposé de tous les spectacles et de la société du spectacle qui
programment et configurent notre imaginaire via jeux d’illusion et vies
rêvées, Martine V.
produit des effets d’enchantements sans abuser de
nos sens ou de notre conscience.
L’acte poétique vient ainsi se fondre dans une justesse politique aussi
précieuse qu’indispensable.
On ne peut ignorer que les maîtres du jeu du
capitalisme libéral s’intéressent et cultivent l’imaginaire et que la
télévision reste le média d’excellence par lequel ils entendent
confisquer et aliéner la liberté de rêver et de penser. Hélas, la
télévision peut trouver dans l’art et dans une politique culturelle
fondée sur le mythe de l’excellence, des auxiliaires serviles. Il
s’agit toujours d’en mettre plein la vue et d’occulter les moyens par
quoi l’on y parvient. Excellence et performance se tiennent par la
queue. (La queue du chat chantaient les frères Jacques)
Contre les peurs inconsidérées qui nourrissent le
pire en politique, il semble que le meilleur rempart soit de permettre
l’individuation à partir de la fonction poétique comme justement Appontages le
permet. Il suffit – mais c’est hélas trop rare – de
présenter un jeu d’imagination qui autorise (auteurise) le spectateur à
jouer sa partie. Cela s’appelle un travail mais comme dirait Brecht,
ouvrier qualifié de la langue, il est bon souvent d’adjoindre aux
choses qu’on nomme les qualificatifs adéquates. Dire :
travail ; c’est
très insuffisant, il faut dire : travail libéré… à ne pas
confondre
avec travail contraint.
Le travail libéré permet de comprendre que l’on
fasse l’éloge de la paresse et même d’en faire un droit. Appontages
peut s’entendre comme travaux pratiques de se droit.
Donc vous auriez tort de vous en priver.
Les petites lumières de
l’espérance d’un autre monde
-
|
« on
cherche aussi
nous
autres
le
grand secret »
H.Michaux - « Le grand combat » |
|
En
tout cas, Martine
Venturelli allume ses lucioles. Celles là même
dont Pasolini
regrettait la disparition, quelques jours avant sa mort,
l’hiver 1975. Avarice de la lumière. Les lucioles. Contre la société du
spectacle : les lucioles.
Les mains qui s’agitent devant la lampe qui font
crépiter la lumière : oui le papillon de nuit vient s’y brûler
les
ailes ou bien reviennent les lucioles de Pasolini.
J’aime les lucioles de Martine.
J’aime la réversibilité (on pourrait dire la
renversabilité) des images. Que cela se retourne comme un gant. Que les
larmes aient l’éclat du diamant. Que le cri de larmes ou d’alarme passe
au rire.
J’aime le point de vue politique que cela induit.
J’aime ce que cela me donne à voir venir.
J’aime la pensée sauvage, enfin celle qui
« fricotte » avec le refoulé quand elle fait son nid
dans la fiction.
J’aime les grands fauves et prendre la baleine
blanche pour un grand fauve. Jonas. Ulysse. Les sirènes. Tomber dans
les mailles du filet, suivre la recommandation de Martine Venturelli :
« être tout à la
fois le gardien de phare, la mer, les naufragés. »
Voir le jour, la nuit.
Jouer aux échecs avec la mort ou avec le chat de la maison.
Je reviens toujours sur la dernière image.
L’étreinte selon Vitez.
(Vitez définissait le théâtre comme une
étreinte) Cette chorégraphie des bras et mains comme lovés autour du
corps de bébés imaginaires. Et hop faire le saut fragile et agile de
s’y mouler. Ni au commencement, ni à la fin, rester au sein, au cœur,
dans le ventre. Maman de joie. Mamelon. Madelon. On le sait bien que le
grand secret pourrait bien être dans le ventre. « Fouille,
fouille,
fouille ! nous enjoint Michaux.
La mélodie des choses
Et
revenir ici, à des considérations plus sérieuses,
sur « la mélodie
des choses » de Rainer
Maria Rilke et
la question de
savoir si ce qui peut nous unir vient d’un « entre
nous » ou de « l’en dehors ». Cet extrait
mérite d’être intégralement cité car – selon moi – il pose avec une
très juste pertinence la question clé de APPONTAGES :
|
« Toute discorde et
toute erreur viennent de ce que les hommes
cherchent leur élément commun en eux, au lieu de le
chercher dans les
choses derrière eux, dans la lumière, dans le paysage au début et dans
la mort. Ce faisant, ils se perdent et n'y gagnent rien en échange. Ils
se mélangent
faute de pouvoir s'unir. Ils se tiennent l'un à l'autre
sans pourtant parvenir à assurer leur pas, car ils sont tous
deux
titubants et faibles ; et à vouloir ainsi se soutenir l'un l'autre
ils épuisent
toute leur force, au point de ne pouvoir pas même pressentir,
tournés vers le dehors, le son
que fait une
vague. » Rainer Maria Rilke |
Oui, entre nous, on se mélange sans difficulté alors même que
sur le
fond, il s’agit de s’unir. Ce qui nous est commun : le lien
dit
social ? Le en peut-il s’entendre ainsi ? Mais qu’y a
t il « derrière »
nous ? Le monde, les choses et la mémoire ?… « la lumière, le paysage
au début » et « la
mort ».
Sans doute la tentative de Martine ressort de
l’arrière fond. De ce qui se passe dans notre dos. Bien entendu qu’il y
a du commun dans l’entre nous mais ce commun que l’on peut se risquer à
appeler l’Histoire (voir matérialisme historique) occulterait
semble-t-il un autre matérialisme : celui de la nature
(dialectique de
la nature ? préférer Engels à Marx ?)… Et, il me
semble que
l’invitation d’Appontages
serait que l’on se préoccupât du « son que
fait une vague »…
Il faudrait donc se libérer un tant soit peu de l’Histoire pour
qu’émerge une autre histoire du commun : celle qui nous
inscrit dans
l’animal comme le végétal, dans « la mélodie du
monde » comme le poète
(l’artiste) l’exige de lui. Voilà sa place. Bien sûr Nietzche répudie
l’arrière monde au profit de l’immanence : tout est là à fleur
de peau.
Mais il ne faut pas oublier qu’il est possible de voir pas plus loin
que le bout de son nez et que ça nous fait une belle jambe !
Bref, l’ironie (du sort) est un ingrédient sans
lequel rien ne peut se déplier et se déployer. On ne peut plus tourner
les pages du livre. Le « moi/je » obstrue le paysage
et configure notre
aveuglement. Voilà le bout du né.
Monstration
Qu’est-ce
qu’une monstration ? C’est offrir le spectacle d’un monstre…
On l’emploie aussi pour éviter d’enfermer les protagonistes (acteurs et
spectateurs) dans la représentation qui distribue actif et passif dans
un rituel intangible dont s’accommode la société du spectacle. En quoi Appontages est une
monstration ?
Il y a – nous l’avons dit – exposition du monstre.
Il y a offert un rituel d’affrontement au dit monstre. À
l’idée (ou au
phantasme) qu’on s’en fait. Du courage, il faut un certain courage ou
un courage certain pour regarder certaines réalités en face. Pour
affronter l’arrière monde et poser les pieds sur terre. Parfois, cet
atterrissage peut s’avérer délicat. Tel se présente l’appontage. Faut
pas être un dégonflé… Faut y aller. Affronter, assumer le devoir d’être
homme… Alors forcément ça vous remue !
Dans la réalité, un appontage, comme celui des
avions de chasse sur le porte-avions De gaulle en opération du côté de
l’Irak, relève du prodige !
Phénoménal. Limite folie. Surtout quand la mer est
mauvaise : inimaginable. On réalise assez mal de quoi cela
retourne.
Nous sommes démunis. On nous montre tout et nous ne voyons rien. Nous
sommes saturés d’images… Duras l’avait bien compris avec son
« tu n’as
rien vu à Hiroshima ». Caen a son mémorial d’aveuglement et
d’insensibilisation à la deuxième guerre mondiale. La société du
spectacle nous anesthésie et notre imaginaire se rétrécit au
lavage de
cerveau ambiant et dominant.
Appontages
serait donc un acte de résistance, voire
de dissidence. Au contraire, il s’agit de retrouver une respiration
possible, oublier l’agitation qui occupe le devant de la scène
historique et voir plus loin, plus loin au fond, plus lion derrière.
École de discernement qui permet à l’imaginaire de se recomposer et qui
redonne son goût au savoir. Que c’est bon d’apprendre !
D’échapper
quelques instants à l’abrutissement et au rouleau compresseur de la
connerie capitalisto-libérale. Parce qu’il faut appeler les choses par
leur nom. Nommer les choses. Identifier les signes. Cette
école
insupportable au système, c’est bel et bien la poésie.
Quand au point de vue, vulgairement appelé opinion, c’est bel et bien,
l’affaire du théâtre.
Du nettoyage des esgourdes au désembuage les
mirettes !
On se redonne quand il est là (le théâtre !) du
palpitant et du respiratoire ! Sauf, comme on dit qu’il faut
mettre la
main à la pâte, s’engager, sortir de son trou et de ses replis, faut
pas avoir peur de se mouiller !
Il pleut et alors ?
On vous la dit : la pluie, c’est divin !
Alors ? Venez, venez !
Embrasser la déesse ! Pas peur… Elle vous mangera
pas !
- Jean-Pierre Dupuy
- metteur en
scène
- 2 mars 2015
PS :
Qu’est-ce qui permet l’écho ? L’obstacle rencontré.
Une paroi. La falaise. Un cri sort qui rebondit sur l’obstacle et qui
revient à sa source. C’est en heurtant l’obstacle que le cri informel
va prendre la forme de l’écho et éventuellement son sens. Donc
quelqu’un cri quelque part dans le monde. Quelqu’un qui vient vers moi.
Ainsi parlait Rainer Maria Rilke. Le cri peut être de douleur mais
aussi de joie. Si ce cri te heurte, je te pose la question :
qu’entends-tu ? Je ne peux répondre à ta place, je peux
seulement dire
ce que j’entends et m’entends dire : je t’aime.
On le cerne (les peintres s’y emploient) assez mal , perdu et
noyé que
nous sommes dans un monde d’images, que le livre ressort toujours de la
déclaration d’amour ! Bien entendu la bible se veut le livre
des
livres et ça se comprend … à Livre ou
cœur ouvert, tel se
présente Appontages . La musique, le rythme, organisent un
sens
possible. Un sens intime et privé …intraduisible.
Private Joke ? (lapsus) …Au cœur de l’anonymat,
l’énigme fait loi. Quelles voix résonnent qui font de nous
des
chambres d’écho.
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