Que se passe-t-il qui nous traverse alors que rien ne se voit ?

Etrangement on ne peut que commencer par dire que le noir nous donne à voir autre chose qui sans ça ne se verrait pas.
Je reprends. 
Nous entrons  à tâtons et nous sommes dans le noir. Le noir parfait, dense, sans recours autre que d’espérer qu’il ne durera pas, qu’il sera provisoire, une sorte de mise en condition. Mais le noir est la matière précieuse de la représentation. C’est même la simplicité  du bain commun qui nous oblige à avoir une imagination active comme jamais. Bien entendu le noir ne peut que susciter l’envie de voir autrement, mais là, l’organisation de l’espace se matérialise pour tous les autres spectateurs que nous sentons près de nous grâce aux voix, ou plutôt avec la grâce des voix. C’est-à-dire que le dessin que fait le son de voix va creuser l’espace, le moduler, le rendre plastique et nous faire voir depuis le noir. Or le texte scandé, chanté, proféré, vient depuis le noir autour de nous et voilà que l’on se met à fabriquer de l’espace comme on peut fabriquer du sens quand la lumière nous assure d’une visibilité. Dans le noir, les voix sculptent l’espace en nous, pour nous, et nous devenons partie intégrante de la matière première.
Vite l’angoisse de devoir se débrouiller avec l’obscurité  se dissipe  et la puissance de ce qui se passe «devant» nous rend tout à son origine essentielle : le théâtre se fait. A partir de ce point d’imagination, comme on dirait un point de rupture, tout apparaît comme jamais, les sens alertés, deviennent les créateurs de liens entre les indices que les voix, puis les mouvements, les spatialisations  de l’émission du son  et enfin les éclairs de visible vont disposer. On se surprend à voir les liens entre les choses, entre les sens et les significations, alors que le travail est produit par notre attention sensible. Les spectateurs n’ont comme spectacle qu’une gigantesque responsabilité  joyeuse de se maintenir spectateur de leur propre désir de faire leur scène.
C’est là que tout bascule, au moment où la scène commune devient intime, secrète et pourtant fabriquée par des acteurs, chanteurs, danseurs. Nous voilà sur la scène intérieure, sur la scène de la fabrique de notre usine à images, sollicités comme jamais.
Ce travail est exemplaire avant tout pour la confiance inouïe dans l’autre qui vient assister (qui dans ce cas devrait s’appeler l’assistant plutôt que spectateur), une confiance dans la puissance  de l’humain à se dessiller le regard à partir de la scène publique, ici rendue à sa fonction première, que les mots et les corps nous fassent voir un autre monde.

Robert Cantarella

Metteur en scène