Fin de partie - Samuel Beckett
 
Notes d'intention de mise en scène (Extraits)
 

« Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. » (Clov)
« Vieille fin de partie perdue, finir de perdre. » (Hamm)


Si dans une tragédie tout est perdu dès le départ, on peut comprendre aussi que ce qui est dit, c’est qu’il faut en finir avec un certain type de représentation, et que si celle-ci est perdue d’une certaine manière, elle continue sous une autre forme, vidée de sa substance coutumière. C’est pourquoi nous avons pris les hypothèses qui vont suivre.

Beckett, de la « musique pour l’œil » (Adorno)… L’écriture de Beckett induit pour la mise en scène des indications de  prises de parti. Les suspens et les silences, par son écriture « (Un temps.) », nous ont amenés à décider de leur valeur, dans le rythme musical du texte, car cette indication « un temps » peut être interrogée autrement que dans l’écriture de Tchekhov, de par la nuance des indications. Beckett dit qu’il veut écrire par le négatif : donner une valeur rythmique au silence était déjà le début de l’écriture d’une partition. Se pose alors la question des valeurs du point, de la virgule, et des différents caractères de ponctuation (points de suspension, tiret…). Une fois ces valeurs convenues, le texte sera travaillé avec métronome, comme une partition musicale, et le son du déplacement sera mis et considéré en « valeur » musicale. Tout mouvement sera accordé à la voix, au verbe, et appellera une chorégraphie précise (corps/ et graphie). Les rires (Rire bref), cris, soupirs, bâillements, déconnectés des sentiments qu’en principe ils expriment, seront considérés comme des annotations de partition sonore, Beckett brisant l’expressivité des gestes et des paroles. De même seront prises en compte les tonalités (avec violence, tristement…)

Les déplacements, inscrits dans la partition, vont déterminer pour chaque comédien la géométrie de l’espace scénique en fonction de la largeur singulière de ses pas : profondeur, largeur, hauteur du plateau (Trois pas vers la fenêtre à gauche, il monte sur l’escabeau…) et progressivement la circulation (il va versil revient… ), ainsi que la dimension du hors champ (regard vers l’extérieur : fenêtre, spectateurs, cuisine).

Pour les figures de Hamm et de Clov, le texte conforte l’immobilité de l’un, et la mobilité de l’autre (« Je ne peux pas m’asseoir. / C’est juste. Et moi je ne peux pas me tenir debout. / C’est comme ça. / Chacun sa spécialité »).
Hamm est en position centrale et constitue le point de référence. Il questionne le rayon des trajets de Clov (question de distance : où es tu ? ), il questionne sa place (Je me sens un peu trop sur la gauche… sur la droite… en avant… en arrière… ) présentant presque ainsi les quatre points cardinaux. Les personnages semblent prendre leur sens par leur positionnement.
Clov est un véritable arpenteur de la scène, avec des parcours ponctués de points d’arrêt, et de faux départs, qui finissent par créer des cycles sériels. Clov ne dessine pas moins de 25 droites de différentes longueurs, réduisant les intervalles par 6, 3 et 1 pas. Il trace des lignes parallèles allant d’une fenêtre à l’autre. Des lignes obliques lorsqu’il se dirige vers les poubelles. C’est lui qui va marquer les différents points de fixation de la scène. De ces points dépendront les différentes combinaisons possibles pour ses déplacements. Tous ces points et ces lignes sont établis dans la didascalie d’ouverture, qui va ordonner le schéma initial. 
Hamm souhaitera mesurer les distances et vérifier la rigueur géométrique du lieu ainsi défini. Beckett souligne peut-être là, avec méthode, une fausse exactitude, dont les effets seront de dissoudre les bases fondatrices, le souci de précision associé au chaos et à la rectitude, pour qu’au bout du compte tout empire (processus de l’amoindrissement).
On a pu apprécier que Beckett va dans toute la progression de son écriture dramaturgique, séparer les éléments de l’écriture scénique pour les rendre sensibles, lisibles, pour mieux les donner à lire.
L’interprétation de la mise en scène tiendra compte par exemple du « jeu » qui est attribué à chacun : l’un essentiellement porteur du mouvement et des gestes (Clov) et l’autre des gestes (Hamm).
On peut parler des éléments d’un dialogue chorégraphique entre ces deux figures, par la résonance entre les gestes de Hamm et les gestes de Clov, entre les mouvements de Clov et les gestes de Hamm.

On pourra mettre en écho aussi différents niveaux de lecture : le stade de la bobine (mère-enfant) ; le metteur en scène et son acteur ; le théâtre que se jouent les vieux couples ; une partie souvent comparée à un jeu d’échec dont la pièce principale le Roi, Hamm, subit le Mat…

Certes l’écriture de Beckett s’inscrit dans une filiation avec les soucis scéniques et les problématiques de Craig (l’acteur  et la surmarionnette). Mais ce qui va aussi enrichir notre parti pris de mise en scène, ce sont les liens que nous pouvons établir avec d’autres formes scéniques, telles que le No et le kathakali – le No se distinguant « par son style, ses poses affectées, sa gestuelle très lente, qui s’inscrit dans le temps plus que dans l’espace, l’absence d’action et ses déclamations monocordes entre chant et récit… »

Il faudra s’intéresser à la présence rythmique et symbolique des objets (escabeau, fauteuil, poubelle, longue-vue… ) dans la structure globale.

Ne pas oublier que :

  • L’agencement des discours, connaît avec Beckett un traitement critique qui met également en question la parole théâtrale. La « répétition » s’y conforme, à la fois pour dupliquer, et exhiber le travail des acteurs répétant leur rôle.  Beckett développe une parodie des dialogues, des monologues, et également une parodie de leurs rapports.
  • Les notions d’action, d’intermède, de temps fort et de temps faible, suivent le processus de l’amoindrissement.
  • L’exhibition des « ficelles » suppose que le dramaturge prenne le théâtre pour objet. Non pour le mettre en abyme, mais pour proposer une méta-théâtralité.

Martine Venturelli
 
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