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Je porte le plus vif intérêt au travail d’Appontages, et ce à plusieurs titres.
Je commence par l’aspect le plus « professionnel » et fonctionnel, en tant que directrice artistique du label l’empreinte digitale. La dimension sonore de l’œuvre est une de ses composantes essentielles ; elle constituerait en quelque sorte sa structure (un peu comme chez Jean-Luc Godard). A ce titre un travail d’édition phonographique numérique me paraîtrait opportun. Cette œuvre est cohérente et puissante acoustiquement et révèle des richesses timbriques et harmoniques, des trouvailles sonores passionnantes mais surtout elle a UNE FORME et c’est ce qui est déterminant dans ma motivation.
Sur un plan plus personnel et philosophique, votre travail m’a profondément émue et «interpelée», comme on disait naguère.
J’ai pensé à la notion nietzschéenne d’inactualité - « agir contre le temps, donc sur le temps, et, espérons-le, au bénéfice d'un temps à venir », soit un retour à l’archaïsme, à une immémorialité qui rejoint l’extrême actualité, par son regard décalé, son déphasage. J’ai pensé à la nuit marine des migrants, perdus « dans le noir absolu de la mer » et surtout à cette double réflexion de Giorgio Agamben sur l’obscurité comme effort spéculaire et paradoxe. « Percevoir cette obscurité n'est pas une forme d'inertie ou de passivité: cela suppose une activité et une capacité particulières, qui reviennent dans ce cas à neutraliser les lumières dont l'époque rayonne, pour en découvrir les ténèbres, l'obscurité singulière, laquelle n'est pas pour autant séparable de sa clarté. »
Tout votre travail semble tendu par cette ascèse. Creuser jusqu’à l’intime de l’épure.
Le Paradoxe, toujours Agamben. Les ténèbres ne sont que la lumière qui peine à nous rejoindre. Un combat avec des forces tirant imperceptiblement, inexorablement vers l’absence et la disparition.
L’expérience de l’« inaudibilité », pénible aussi longtemps qu’on tente de lui résister, des textes de Blanchot, Buchner, Gabily, Abraham, Jonas (mais traduit par Meschonnic)…, frôle le spirituel ou le psychanalytique. A nous d’accepter les fragments comme présents : signifiants, échoués, éparpillés. Nous empruntons la suite du chemin que vous avez commencé à tracer. Enquête que nous poursuivons après l’épreuve du dépouillement.
Rien n'est vraiment distinct, ni le son ni l'image, sauf le poétique qui émerge, nous submerge, nous ensevelit. Débarrassés du sens et de son « dressage », nous pouvons aborder (ou embarquer) vers nos rivages intérieurs les plus profonds et palpitants. Mais s’arracher fut une quête haletante, ornée de souffrance. Une pleine nuit en mer : noire avant de bleuir. Le guide est le gardien, aveugle. Sa lampe, frontale, au front, au front de la mer, est pour nous un repère évanescent. La Mer elle-même tout écume, comme Sybille en fleur sur sa chaise de fer. De l'eau m'a englouti jusqu'à l'âme / un gouffre m'entoure /Un jonc s'enroule à ma Tête. L'émotion ? Singulière et bête, idiote.
Soudain, une lumière au lointain. Dès qu'il y a de la lumière il y a de l'ombre.
Dès qu’il y a de l’ombre, il y a du flou, et dans le flou la jouissance, jouissance des corps sur des chaises. Corps sans visages, sans studium. Silhouettes arpentant la scène.
Bruits sourds, froissements, cornes au lointain, souffles, râles, racle, le proche. Revenants, vents, rêves revenants, un ballet illisible. Et les bruits humains, les bruits d'humains, ces sons aigus, ces harmoniques. Oui ce monde est le monde. Son étendue.
Cette liturgie est métallique, elle renoue avec l’origine de la dramaturgie.
Il se passe quelque chose. Manipulations, apparitions, disparition, de sacs de lampes colorées, faisceaux, éclats comme la braise d’une cigarette, sifflets, danse, mouvements circulaires, éclairs. Décors qu'on déplace, armoires qu’on tire, qu’on pousse, qu’on nettoie, qu’on attache ensemble, prêtes à être amarrés, radeaux pour dériver, pour prendre le goût de chavirer. Et dans le fracas, les corps entraperçus, les torses nus, ces emballements, cette frénésie, surgissent divinités, épiphanie, et leurs attributs totémiques… Cette course est toute entière inscrite dans le présent, point absolu, de bascule, de balançoire, d’explosion. La scène est le lieu de la Parousie. C’est pourquoi, c’est comment, elle relève inséparablement du sacré.
Qui fils d'une nuit a été / et fils d'une nuit s'est perdu

Catherine Peillon
Directrice artistique du label L’empreinte digitale, photographe - septembre 2015